Dans l’œuvre d’Evrard, la gravure occupe une place prédominante. Non seulement il s’y consacre régulièrement chaque année depuis trois décennies, mais il l’intègre dans la continuité même de son travail de peinture, dessin et aquarelle. Plus encore, il considère que ces différents moyens d’expression ne se développent et ne peuvent se comprendre que dans une interdépendance les reliant les uns aux autres. 1967 est à plus d’un titre une date importante. Evrard, qui a abandonné quatre ans auparavant son métier de lithographe industriel, rencontre l’imprimeur et éditeur tessinois François Lafranca qui l’incite à aborder en tant qu’artiste la pierre lithographique : ils ne cesseront dès lors de collaborer durant de nombreuses années. La même année, Evrard acquiert une presse taille-douce, ce qui lui permet de poursuivre ses expériences sur le cuivre de manière indépendante, dans son propre atelier. Il développe ainsi peu à peu une approche tout à fait personnelle de la gravure, sans influence ou contrainte extérieures. En outre il s’adresse régulièrement, pour honorer des commandes importantes, à des imprimeurs en taille-douce, notamment Roger Arm à Neuchâtel ou plus récemment Philippe Gallay à Nyon.
Inscrivant sa recherche en gravure dans une étroite relation avec ses autres activités artistiques, il la fait participer à sa démarche créatrice. En gravant, il peut mettre en évidence la très large étendue de valeurs comprises entre le noir et le blanc, des extrêmes qu’il exploite également en peinture. Pour quelqu’un qui n’est pas coloriste dans l’âme, la sobriété de tons inhérente à la gravure et la déclinaison possible de ceux-ci en gammes subtiles offrent une plage de réflexion idéale. On remarque une équivalence entre les différentes techniques, le gris obtenu au vernis mou renvoyant à celui de la lithographie ou du crayon sur papier. On retrouve les mêmes griffures dans la surface picturale que sur la pierre lithographique, griffures évoquant à leur tour des entailles de pointe sèche dans le cuivre. Enfin, la gravure d’Evrard s’apparente à l’aquarelle dans la mesure où toutes deux jouent sur la transparence. Le papier n’est pas tant présent de par la structure de son grain — lequel est prédominant dans les dessins —, que par sa blancheur synonyme de lumière. Une succession de strates permet d’atteindre le juste climat laissant entrevoir partiellement la précédente.
Pour Evrard, la couleur naît d’elle-même, l’artiste la porte en soi, et seule la forme est acte de création. Bleu de Prusse, outremer, jaune citronné ou ocre équivalent aux variations de gris et n’ont pas la fonction de désigner. Ce sont les valeurs et les rythmes qui donnent sens à l’image. Pourtant la gravure, et surtout l’eau-forte qu’il privilégie, est une technique linéaire par excellence. Etonnamment, son travail n’en est pas graphique pour autant. Les lignes qui apparaissent sous nos yeux ne sont pas inhérentes au procédé, mais ont été créées, voulues par l’artiste. L’agencement des traits importe plus que leur expressivité propre. Son œuvre gravé regorge ainsi d’exemples où des verticales sont exprimées par des obliques : dans « Orthos », les échappées claires qui ouvrent l’ombre sont en fait des zones épargnées par le dense réseau de tailles entrecroisées.
Pour réaliser cette gravure et bien d’autres, Evrard atténue l’eau-forte, jugée trop sèche, par l’usage du vernis mou et de l’aquatinte. Ces procédés, qui impliquent également la morsure de l’acide, offrent une texture granuleuse plus diffuse permettant de rompre la dureté du trait en diluant ses contours et en grisant sa noirceur. Employés comme appoint, ils sous-tendent la structure principale et en nuancent l’aspect trop graphique. C’est pourquoi Evrard n’utilise jamais le burin, à ses yeux trop volontariste, puisqu’il souhaite faire œuvre non de démonstration, mais de suggestion. D’où l’emploi fréquent du grattoir et du brunissoir, outils qui permettent de polir une surface déjà gravée, d’atténuer les ombres, d’ouvrir des lumières. Le graveur adoucit ainsi souvent les textures propres aux grains de l’aquatinte, après avoir posé celle-ci pour renforcer telle ou telle zone. Il obtient alors des noirs saturés au caractère incisif, d’une densité riche d’innombrables nuances. Et cela malgré le format, toujours intimiste de ses estampes où le geste est retenu dans son expansion pour mieux trouver son souffle dans les profondeurs de la matière. Usant donc des techniques traditionnelles de la gravure, Evrard développe une méthode personnelle, jamais systématique d’ailleurs puisque au service de l’expression avant tout. Partant d’un concept prédéfini et d’un métier sûr, l’artiste se laisse entraîner par une libre exécution, sachant équilibrer rigueur et sensibilité.
Au fil des ans, des moments différents se dégagent au sein de son œuvre gravé. Longtemps consacré à l’écriture interne de ses gravures, Evrard tend à les intégrer peu à peu dans un rythme qui les dépasse, tout en nuançant les noirs premiers de teintes chaudes ou froides. Il se met d’abord à juxtaposer deux plaques créant une rupture visuelle dans une apparente continuité. Ensuite, dès 1985, il va imprimer deux plaques l’une après l’autre, sur la même feuille, ce qui lui permet de faire osciller deux tons, des noirs tout d’abord, enrichissant à la fois la densité de sa gravure et sa tonalité Strates. Il ouvre ainsi le chemin à la couleur, laquelle curieusement apparaît dans ses gravures à une époque où il ne fait pas du tout d’aquarelle.
Ces encres, rarement vives, à peine quelques terres et pigments, de tonalité bleutée, sépia ou jaune pâle, sont dès 1998 mélangées à la poupée sur une même plaque, distinguant diverses zones d’intensité variable. Durant cette même période, donc toujours dès 1985, l’application d’une forme découpée de papier Chine apporte à l’image un aplat coloré (Arcata VI).
La transformation la plus marquante dans la démarche d’Evrard est l’abandon, ces quinze dernières années, de l’estampe isolée au profit de suites. Ces ensembles de gravures n’ont rien de l’album traditionnel au sein duquel quelques œuvres sur le même thème se succèdent. Non, il s’agit de véritables variations formelles, un cycle qui débute et se clôt, comme une histoire en soi, un morceau de vie. Plus encore, toutes les épreuves proviennent de la même plaque : il s’agit donc de ce que l’on nomme traditionnellement les états d’une planche, ces étapes intermédiaires avant l’épreuve finale. Pourtant ici, chacune de ces gravures est aboutie, chacune occupe une place à part entière dans le cycle et constitue une œuvre en soi, tout en contenant en elle-même le souvenir de la précédente, dont la composition a été partiellement effacée sur le cuivre. Ce processus de disparition et de renaissance constitue une véritable métamorphose, terme choisi par Evrard pour décrire cette démarche qui lui est propre. De par son essence même, la gravure se prête admirablement à ce type d’opération qui permet à l’artiste de développer une idée, de nous révéler le chemin qu’il suit et de pousser très loin les limites de la finitude. Ainsi la suite Strates, dont les planches oscillent du clair au sombre puis ouvrent les ombres aux lumières, garde les traces des structures précédentes en une archéologie des possibles. La gravure s’accomplit ainsi chez Evrard en une source de toutes les mémoires.
Nicole Minder, conservatrice du Cabinet cantonal des estampes
Texte paru dans le catalogue de l’exposition commune du Musée Jenisch, Musée des beaux-arts et cabinet cantonal des estampes, Vevey et du Musée des beaux-arts, Le Locle, 1999