Réfléchie, sereine, contemplative, l’œuvre d’André Evrard ne nous impose rien. Construites avec rigueur sur des bases dans lesquelles la géométrie domine apparemment, ces compositions sont articulées par des jeux de lignes droites qui se contrecarrent et dont les accents, la frappe, la répétition parfois, structurent l’ensemble.
Par le jeu subtil de leurs entrecroisements, la variété de leurs inclinaisons, la nuance des tracés plus ou moins incisifs, ces traits créent un jeu contrapuntique dont le caractère confère à l’œuvre son tempérament. Mais loin d’obéir à la raison pure, la géométrie de ces compositions sait s’infléchir imperceptiblement de manière à les soustraire à une rigueur dont l’inhumaine perfection dénaturerait cette respiration qui est le propre du vivant. De même, par la superposition de valeurs infiniment sensibles, Evrard révèle peu à peu une lumière dont les palpitations nuancent la répétition des accents rythmiques.
Emanant de la blancheur du papier qui la recèle, cette lumière transparaît, adoucie, au travers du fin réseau de linéaments qui tissent la trame de l’œuvre. La paix qui se dégage de ces compositions, quel qu’en soit le mode d’expression, tient au fait qu’elles échappent à la pesanteur, à l’accidentel qui pourrait les précipiter dans une quelconque dramaturgie.
Ouverts, parfois complexes, les éléments de ces dessins, gravures ou aquarelles n’occupent souvent qu’une partie de la feuille. De leurs rencontres, de la densité propre à chacun d’eux, découlent des tensions et des vibrations qui métamorphosent ces espaces en leur conférant une grandeur et une profondeur infinies.
En jouant de la complexité des trames, de la manière incisive et légère de les structurer, ou encore de la ténuité des affleurements qui révèlent le grain du papier, Evrard parvient à convertir les valeurs en couleurs, valeurs dont les nuances chaudes ou froides lui suffisent. Parfois pourtant, il introduit quelques traits d’encres ou de crayons de couleurs afin d’en renforcer la température en veillant toutefois à ce que jamais leurs éclats ne prédominent.
Comme Jean-Sébastien Bach qu’il vénère et dont il ne cesse d’interroger l’œuvre, « L’art de la Fugue » en particulier, Evrard obéit à une démarche d’une rigueur absolue. Souvent composées en style fugué, ces compositions en acceptent la discipline formelle. Ainsi au fil des modulations du contrepoint, elles nous entraînent dans un cheminement où les diverses parties semblent se fuir et se poursuivre en quête d’une possible résolution.
Tantôt graves, tantôt sereines, lentes ou alertes, claires ou foncées, elles résonnent des accents qui scandent et articulent leur surface. Ces impulsions déterminent le rythme avec lequel nous les appréhendons.
Tendus, articulés, rigoureux, ces rythmes dont la nature et les inflexions changent imperceptiblement en fonction des développements d’un thème dont les éléments de base, toujours les mêmes, jamais semblables, nous conduisent jusqu’au seuil d’un nouvel « espace-temps », en des lieux où, délivrés de l’événementiel, nous pénétrons dans un temps autre, dans des espaces où règne l’esprit.
Ainsi, dès les premiers exposés du thème, nous sommes entraînés dans une série de variations, de développements ou de renversements qui articulent l’ensemble et nourrissent nos réflexions. Parvenues au terme de cette lente pérégrination, dans un état de jubilation, de ferveur paroxystique, ces tensions se résolvent pour faire place au chant premier. Chant épuré, à la fois profond et limpide qui effuse de l’ensemble des parties et qui nous reconduit à ce qui l’origine, riche désormais de tous les possibles qu’il contient et récapitule.
Comme ces sages des temps immémoriaux, Evrard me semble avoir compris que l’arbre du mal n’est constitué que de feuilles identiques, alors que celles de l’arbre de vie sont infiniment variées ; que de cette diversité découle le vivant qui nous ramène au Vivant.
✝ Bernard Blatter
Directeur du Musée Jenisch
Texte paru dans le catalogue de l’exposition commune du Musée Jenisch, Musée des beaux-arts et cabinet cantonal des estampes, Vevey et du Musée des beaux-arts, Le Locle, 1999