Parmi les peintres de ce pays, il s’est, depuis ce moment du choix, installé une place particulière, unique : celle qui tait le commentaire, qui éteint la question avant qu’elle ne naisse. Evrard, un nom proue pour des carènes fendant des flots à l’impossible cartographie, la déchirure d’un sillon dans l’écume de l’intimité stellaire ou corpusculaire, dont on parle avec une gamme réservée, en prenant pour chaque note les précautions d’une entrée.
Il dit qu’il n’aime pas les mots. Il se méfie des mots. Il a de longues conversations avec des amis. Un photographe. Un taille-doucier. Un capucin.
Il s’est battu, débattu avec les mots. Il a écrit une littérature de mots dépourvus de sens. Mais même sans signification, si l’œuvre demande du texte, a-t-il estimé, c’est qu’elle est faible. Il a arrêté les mots écrits il y a des années déjà. Dans une autre ère. Il s’en souvient. Il n’a pas un mouvement pour les montrer.
Peut-être même qu’il ne les a plus. En don Juan, il abandonne les insatisfaisantes conquêtes.
Il montre d’autres livres, faits sur ce papier de grain produit feuille à feuille par l’ami taille-doucier. Des livres sans mots. Ou des livres faits autour des mots de poètes. Des livres de bénédictin.
Ainsi balancé entre la conquête et le service, le rapt et le soin, Evrard indique le sens de l’abandon des mots : « On ne peut pas expliquer Dieu ». Il disait l’an dernier : « Je suis agnostique, mais j’aime l’idée de Dieu, elle me manquerait si elle se révélait fausse ». Il dit aujourd’hui : « L’idée de Dieu est la seule qui me fasse vivre. L’invention de l’idée de Dieu est si belle, même si elle est obligatoire, que cela me suffit. L’idée d’une transcendance, même si c’est au fond une idée esthétique, sur une espèce d’au-delà, suffit à donner à tout un second degré ».
Illumination et intimidation, don Juan et bénédictin : quand il parle, les mots le trahissent et le portent. Il marche hardiment au cœur des mots. Il en a un usage aisé, rapide, brillant. Il se dit cependant maladroit avec les mots ; et que c’est normal, que ce n’est pas son métier. Il dit, reprenant Braque, que de toute façon, on n’invente rien que le mensonge, parce que la vérité existe. Il dit, reprenant Picasso, qu’à dire vrai, il ne cherche pas, il trouve. Ces mots dits, il craint de passer pour prétentieux.
Il ose pourtant, il le dit, il le fait : l’homme est le rival de la nature. En don Juan.
Le champ de l’effusion est une vie aménagée en cellule : bénédictin. Et le frémissement du baiser recherché est l’effleurement du sacré, ce moment où un seuil insolite projette le mental banal dans les dimensions d’une réalité étrangère, dont l’étrange pourtant relie plus profondément à elle-même, à l’autre, à soi.
Christiane Givord
journaliste, critique d’art
Texte paru dans l’ouvrage « Evrard, un don Juan bénédictin », catalogue de l’exposition du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, 1989